Passeport numérique des produits (DPP) : une révolution silencieuse

Exigé par la Commission européenne à partir de 2027, le passeport numérique passe encore inaperçu du grand public. Mais il va bouleverser le quotidien des entreprises. Sous des allures techniques, c’est un vrai sujet business. Le coup d’envoi de la rédaction des normes a été donné à l’été 2024. Elles doivent être prêtes en décembre 2025. D’autres travaux démarrent sur la facture électronique.

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Cela fait au moins dix ans que l’on parle de « culture data » et de « stratégie data-driven » : comment une entreprise s’assure-t-elle de la qualité de ses données ? Comment les met-elle à jour, comment les partage-t-elle ? Et surtout : comment en fait-elle un levier capable de faire évoluer son modèle d’affaires en temps voulu ? Sur ce sujet essentiel, le niveau de maturité reste très inégal d’une organisation à l’autre. Mais en 2022 est arrivé un événement déclencheur, un projet de réglementation qui contraint tout le monde à progresser : le passeport numérique des produits, DDP en anglais (Digital Product Passport).

D’où vient le DDP ? Dans le cadre du Green Deal, la Commission européenne a signé un règlement sur l’écoconception des produits durables (ESPR). C’est de cet ESPR que découle directement le futur passeport. Objectif : tracer la vie d’un produit de A à Z, et notamment son recyclage ou son réemploi. Que ce soit bien clair : le DDP est un outil au service de l’économie circulaire, même si l’on peut déjà anticiper de nombreux autres usages. L’entrée en vigueur est prévue de façon progressive à compter de 2027, avec un calendrier par familles de produits. Les premiers produits concernés sont les batteries électriques. Puis viendront le textile, les matériaux de construction, les pneus, mais aussi des produits intermédiaires comme l’acier… Seules de rares catégories de produits seront exemptées : produits alimentaires, aliments pour animaux et produits médicaux.

Défi principal du DDP : l’interopérabilité

De quoi s’agit-il concrètement ? « C’est un gros système d’information (SI), qui a pour première particularité d’être décentralisé, explique Claire Fioretti, directrice des normes et règlements pour la mobilité connectée chez Michelin. Il ne s’agit pas de créer une nouvelle base de données unique où chacun viendra déverser ses informations. Nous sommes ici dans le cas de figure inverse : le nouveau SI va venir interroger chacune des bases des opérateurs économiques. »

Ce qui crée un premier défi : la cybersécurité. Pas question que le SI du DDP vienne hacker les bases des industriels. Mais les enjeux ne s’arrêtent pas là : suivent la question des droits d’accès (qui a accès à quoi ?) et celle des identifiants. Car la plus grande innovation du DDP, c’est l’interopérabilité. Autrement dit, les acteurs de la filière des pneus, comme Michelin, doivent se mettre d’accord avec ceux qui vendent des articles de sport, comme Decathlon, sur une structure commune. « L’interopérabilité est nécessaire pour que la Commission, qui sera amenée à scanner tous types de produits, puisse le faire simplement. Les autorités vont utiliser le DPP pour produire des statistiques en matière d’économie circulaire. D’où, aussi, le registre central des identifiants demandé par la Commission », reprend Claire Fioretti.

Laurent Tonnelier, fondateur de MobiLead en 2008 et engagé en normalisation, rappelle que les groupes de travail vont s’appuyer sur un maximum de normes volontaires existantes : il ne s’agit pas de réinventer la roue. « Il y a bien assez de territoires à défricher. Nous avons besoin, par exemple, de pouvoir identifier un produit de manière unitaire – et non pas au niveau de son lot – pour répondre à l’objectif de circularité. C’est très nouveau pour l’industrie. » Pour Claire Fioretti (Michelin), tout cela constitue bel et bien « une révolution » : « Dès que l’on gratte sous la surface, on découvre des perspectives vertigineuses, dit-elle. Le nombre de participants en commission en témoigne, comme dans le groupe de travail sur les systèmes d’information : nous sommes plus de cent, avec des acteurs comme Google, Huawei, Siemens ou Bosch. »

QR code ou puce RFID, la question du marquage des produits

« Un passeport produit, c’est avant tout un passeport, ce n’est pas une fiche produit ! », relève Laurent Tonnelier. C’est une brique fondatrice sur laquelle on peut construire beaucoup de services. Certains pourraient y voir un moyen de lutter contre la contrefaçon, par exemple. Il se pourrait aussi qu’on bascule dans un monde d’apport de la preuve, à l’opposé des allégations actuelles. Imaginez que demain, le certificateur puisse venir signer votre label, ou attester de l’origine de vos produits, grâce au DDP. A partir du moment où l’on dispose d’un langage commun, tout devient envisageable. Les normes vont révéler le champ des possibles. »

Autre élément fondamental : chaque produit devra être connecté à Internet. C’est bien un passeport « numérique ». Et la question du format alimente des débats nourris. A quoi va ressembler le « Data Carrier », ce fameux QR code, signal NFC, puce RFID ou code-barre 2D (ou autre encore !), qui sera lu pour récupérer toutes les informations ? Entre opérateurs, c’est « la » question, celle dont l’impact est colossal. Car en matière de marquage des produits, on ne part pas de zéro. Beaucoup ont déjà investi, parfois de manière conséquente, dans des dispositifs sophistiqués qui facilitent, par exemple, le passage en caisse. Ils n’ont guère envie de refaire tout ce travail, et pour autant, il faut que les formats qui seront finalement choisis permettent à tout un chacun de respecter la réglementation.

« Nous devons veiller à ne pas exclure les TPE et PME, reprend Laurent Tonnelier. Et quels que soient les formats retenus, il y a un autre point à résoudre : quelles informations on y place. On ne pourra pas y faire entrer des milliers de caractères. Ni apposer un QR code de 8 cm de large sur un rouge à lèvres. Il nous faut penser à la suite, pour bien choisir ce qu’on va imprimer, ce qu’on va coder localement et ce qu’on va mettre en ligne sur un lien distant. Il faut penser, aussi, à la pérennité des informations si jamais l’entreprise est amenée à disparaître. » On l’a compris, le sujet a des allures d’Everest. Mais quand tout cela sera stabilisé (normalisé !), il faut s’attendre à ce que le DPP donne naissance à des dizaines d’usages business.

La facture électronique, autre grand chantier normatif

L’obligation pour les entreprises françaises d’émettre et de recevoir des factures électroniques s’appliquera progressivement à partir du 1er septembre 2026. Dans ce cadre, elles doivent absolument choisir une plateforme de dématérialisation partenaire (PDP). PME et micro-entreprises seront concernées au 1er septembre 2027. Mais quels devront être les formats de données ? Le cycle de vie des factures ? Avec quelle garantie d’interopérabilité entre PDP ? De nouveaux travaux normatifs démarrent chez AFNOR pour répondre à ces questions, à l’initiative de la direction générale des finances publiques (DGFIP) au ministère de l’Economie et des finances.
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