L’économie régénérative pose une première pierre en normalisation
« Regardez l’abeille : elle prend et elle restitue. Tout le vivant, en réalité, fait de même… excepté l’être humain ! Nous, on prend, mais on ne rend jamais. Quand j’ai fait cette observation, c’était pour moi un vrai déclic ». Isabelle Delannoy, ingénieure agronome, présidente et cofondatrice de L’Entreprise symbiotique, milite depuis plusieurs années pour l’économie régénérative en formant les acteurs et en les accompagnant à la mise en place de projet pilotes. Pas surprenant donc de la retrouver à la tête du groupe de travail qui vient de donner naissance à l’AFNOR Spec 2315 en cette rentrée 2024. Autour de la table, une vingtaine d’acteurs de tous poils, dont des collectivités locales, des universités ou des entreprises comme Axa Climate et le groupe Pierre & Vacances Center Parcs. Objectif du document : partager et diffuser pour que s’ancre une définition commune de l’économie régénérative, comme le font les normes ISO pour l’économie circulaire , et pousser à la réflexion dans les comités exécutifs avec des angles et idées d’actions.
Le texte rappelle que six des neuf limites planétaires qui garantissent l’habitabilité du monde, modélisées en 2009, sont dépassées. « Les conséquences sont écologiques, sanitaires, sociales, économiques, politiques et géopolitiques, indique la Spec. L’enjeu est de basculer vers une économie alimentée par un autre moteur, qui au lieu de détruire les équilibres planétaires, contribue à les rétablir et nourrit les écosystèmes et les principes à l’origine de la génération de la vie. Ce moteur existe, il s’agit de celui de l’économie régénérative. »
Une économie en 3D
L’économie régénérative en est encore à ses balbutiements et ce premier référentiel pose des bases qui favorisent un alignement des acteurs. Par exemple, pour être durable, « le système doit être capable de se régénérer dans ses trois dimensions : économique, écologique et sociale ». Il peut s’agir d’encourager la désartificialisation des sols, mais aussi de « l’emploi de qualité », du lien social et du bien-être des individus (physique, physiologique, mental) ou encore du partage de la valeur. Un exemple avec la startup industrielle H2X , en Bretagne, spécialisée dans la production d’hydrogène décarboné. Son parti pris : ne pas penser uniquement à la production et la distribution, mais commencer par les usages et partir des besoins réels des entreprises et collectivités locales : mobilité, chauffage, éclairage, fonctionnement des lignes de production, etc.
Une autre initiative : celle des scooters électriques Mob-Ion (Origine France Garantie). Leur conception modulaire à partir de composants sans pièces moulées ni collées, associée à un modèle de location – économie de la fonctionnalité – aboutit à la réutilisation directe de plus de 60 % des pièces et permet de recycler les pièces restantes de façon optimale. « Grâce à tout cela, le modèle est à plus de 70 % indépendant de l’inflation, il génère des emplois locaux non délocalisables, il évite l’extraction toujours nouvelle des matières premières dont il dépend et il contribue à préserver les écosystèmes naturels des permis d’extraction », explique-t-on chez Mob-Ion.
« Les entreprises textiles sont elles aussi impliquées dans cette révolution, souligne à son tour Catherine Dauriac, présidente de l’ONG Fashion Revolution (bureau français). Le textile, comme on le sait, touche à la fois aux ressources naturelles et aux droits humains, avec des problèmes de salaire vital, de harcèlement moral et sexuel dans de nombreux pays. En France, il existe déjà plusieurs collectifs spécialisés. » Elle cite deux exemples de terrain, celui de deux coopératives, Virgocoop (filière chanvre) et Laines paysannes. « Elles nous montrent comment on peut mieux prendre en compte la spécificité d’un territoire et agir de concert dans un but précis. Régénérer, c’est utiliser tout ce qui est à notre disposition pour recréer de nouvelles ressources… sans extraire à nouveau ! », apprécie Catherine Dauriac.
Economie régénérative : 1+1 = 3
Mathieu Vérillaud, responsable Mesure d’impact et modèles d’affaires régénératifs, décrit comment Axa Climate, à travers des missions de conseil, mais aussi des formations ou des produits d’assurance, essaie de faire bouger les lignes dans le groupe et chez ses clients, tout en étant très conscient d’engager un travail de longue haleine : « Il faut accepter l’idée qu’il n’y a pas de ligne d’arrivée. Il s’agit de progresser de manière continue, et pour cela il faut que nous soyons capables de nous entendre sur des points communs, comme le permet cette Spec. Il faut également être capable de coopérer : cette notion de coopération est clef dans l’approche régénérative. La coopération, ce n’est pas la collaboration, ce n’est pas limité à un projet délimité dans le temps. Vous travaillez à une œuvre qui est plus grande que vous deux. 1+1 = 3 ! Vous êtes engagé dans un projet qui vous dépasse et bien souvent ce projet est territorial. »
Christian Bruère, président de Mob-ion, insiste sur l’aspect comptable. Pour ancrer le régénératif dans la réalité, il faudra tôt ou tard faire bouger les curseurs comptables. « C’est difficile car on ne cherche pas la performance, on cherche la robustesse. Mais devinez ce qui se produit ? On s’aperçoit que nous sommes finalement très compétitifs !, dit-il. La solution est comptable. Aujourd’hui par exemple, on n’a pas le droit d’amortir un produit sur une durée de plus de vingt ans. Mais depuis 2016, il est possible de faire de l’amortissement composant par composant. Et je crois que la règle des vingt ans tombera bientôt. »
Et Isabelle Delannoy d’enfoncer le clou : « Après les poulets en batterie, on a inventé les entreprises en batterie : elles sont là pour produire de l’euro ! Nous soutenons la mise en système de la performance écologique économique et sociale car c’est le moteur d’une nouvelle création de valeur étendue, durable et résiliente. Il s’agira demain de l’outiller avec une comptabilité multi-capitaux qui respecte leur spécificité : l’idée est de ne pas tout transformer en euros. L’économie régénérative est très performante car elle rend résilient à l’inflation et aux manques de matières premières. »